Deux semaines se sont écoulées depuis l'épisode du baiser. Au réveil, le lendemain, Gabriel m'a confié ne pas garder beaucoup de souvenirs de la soirée. Il s'est étonné de me trouver dans son lit, et j'ai prétendu être resté car je m'inquiétais de son état. Je n'ai donc pas souhaité rafraîchir la mémoire de mon ami, de peur d'être rejeté et de tout gâcher. Néanmoins, je ne peux me détacher du souvenir de la sensation des lèvres de Gabriel contre les miennes. Lorsque je laisse mes pensées vagabonder, je revis chaque frisson, chaque caresse de ce baiser. Je revois la lueur de désir dans les yeux de mon ami et crains de ne plus jamais la percevoir. Ces derniers jours, j'ai réellement essayé de refouler la forte attirance qui émerge chaque fois que les yeux de Gabriel croisent les miens. Je fais en sorte de me retrouver le plus rarement possible seul avec lui et m'arrange pour que nous travaillions chacun de notre côté pour le dossier du cours d'espagnol. Le jour de la présentation orale, j'ai fait en sorte de me tenir le plus éloigné de lui et ai feint un rendez-vous médical pour m'échapper au plus vite à la fin du cours. Pour résumer, je fais tout pour l'éviter et redoute le moment où il me demandera des explications.
Le premier samedi des vacances de la Toussaint, alors que je reste seul dans ma chambre avec ma guitare, fredonnant avec la pluie comme fond sonore, je suis surpris de recevoir un message de Gabriel. J'ai cessé de répondre à ses messages quelques jours plus tôt et mon ami a fini par abandonner l'espoir de recevoir une réponse.
« Je sais que tu m'évites. J'aimerais qu'on parle. Stp. »
Une bouffée d'angoisse m'envahit à la lecture du message. J'y suis beaucoup plus sujet depuis le baiser et les difficultés à gérer cette anxiété augmentent crescendo. Au moment où je m'apprête à ranger mon téléphone sans répondre, un nouveau message apparaît.
« Ne m'ignore pas, je t'en supplie ».
En soupirant, je me résous à répondre, proposant à Gabriel de me rejoindre en fin d'après-midi dans un café du centre-ville. Mon esprit se met alors à jouer en boucle les pires scénarios possibles et je sens ma gorge se serrer chaque fois que j'essaye de me calmer. J'imagine Gabriel me demander des comptes, me pousser dans mes retranchements jusqu'à ce que je sois forcé de dévoiler mon attirance pour lui, me répondre que ces derniers ne sont pas réciproques et qu'il serait préférable que nous arrêtions de nous fréquenter. Je finis par ranger rageusement ma guitare, la musique n'étant plus suffisante pour me distraire, et allume mon ordinateur, espérant qu'un épisode de ma série préférée, The Office, me calmera. Cette solution semble fonctionner, puisqu'après une quinzaine de minutes, je ne pense plus à rien. Lorsque l'heure du rendez-vous arrive, je commence à me préparer. J'enfile mon t-shirt préféré et essaye de discipliner mes boucles, sans succès. Juste avant de descendre, j'entends quelqu'un sonner à la porte. Lucía étant assise dans le salon, j'ignore qui peut bien venir nous déranger. Je fais signe à ma tante que je m'occupe d'ouvrir et franchis les quelques mètres qui me séparent de la porte. En l'ouvrant, je sens immédiatement le sang quitter mon visage et mes oreilles siffler. Devant moi, se trouvent mes parents et Claude.
– Oh...bonjour, dis-je, hésitant.
Je n'ai pas revu mes parents depuis mon déménagement, l'an passé, et m'en suis porté pour le mieux.
– T'aurais vraiment pu faire un effort et aller chez le coiffeur, me dit ma mère en passant près de moi.
– Cette coupe est affreuse, on dirait un pédé, ajoute mon père, accompagné du rire gras et sonore de Claude.
Je sens ma nuque se crisper alors que je me tourne vers Lucía, lui lançant un regard interloqué et désespéré.
– Je suis désolée, je pensais qu'ils arriveraient plus tard, je n'ai pas eu le temps de te prévenir, dit-elle à voix basse.
Je suis les invités surprise jusqu'au salon, où tous et toutes s'installent. Je m'empresse d'envoyer un bref message à Gabriel, le prévenant que je ne pourrai pas venir à notre rendez-vous, sans donner la cause de mon absence. Comme chaque fois que je me trouve en présence de mes parents, je me mure dans le silence, me contentant de hocher la tête de temps en temps et d'essuyer les critiques négatives. Alors que je sirote ma deuxième bière dans mon coin, une phrase me sort de mon silence.
– Nous avons donc décidé de revendre la maison. Matéo, tu devras déménager, et je ne pense pas que rester avec ta tante sera une bonne idée : elle devra sûrement prendre un petit appartement. Mais Claude a gentiment proposé de t'accueillir chez lui.
Je mets du temps à comprendre ce que ma mère vient de dire et n'en crois pas mes oreilles. Non seulement j'apprends que mes parents sont les propriétaires de la maison dans laquelle je vis avec ma tante, mais en plus, ils nous mettent à la porte. La fin de l'information finit d'achever le peu de jovialité qu'il me restait. Peu importe la taille de sa maison, je ne peux pas vivre chez Claude. Au-delà du dégoût que je ressens pour lui, cette simple idée me plonge dans un état d'alerte total.
– Non ! je m'écrie. C'est hors de question. Je suis majeur, vous ne pourrez pas me forcer à aller où que ce soit. Et c'est dégueulasse, ce que vous faites à Lucía. Elle m'a donné en un an plus d'affection que ce que vous avez été capables de m'apporter en dix-huit ans. Vous ne pensez qu'à votre argent et à votre cul, ça me dégoûte.
Sur ces mots, je me lève, attrape le pack de bières, et sors en trombe de la maison. Je marche une dizaine de minutes sans me soucier d'où je vais, les yeux larmoyants. Lorsque je croise un des squares du quartier, je choisis de m'installer en haut du toboggan pour souffler. Alors que la colère s'estompe peu à peu pour laisser place à la tristesse et à l'angoisse, une fine pluie vient se joindre aux larmes qui coulent sur mes joues. Je suis complètement terrifié à l'idée de vivre avec Claude, de partager des pièces de vie avec lui. Le simple fait d'y penser fait naître une boule d'angoisse dans ma poitrine, me coupant la respiration et entraînant un nouveau torrent de larmes. J'ignore pourquoi, mais l'émotion principale que je ressens est la peur. Une pure terreur que je ne comprends pas et trouve disproportionnée, peu importe le niveau de dégoût que m'inspire Claude. Et plus j'y pense, plus j'ai envie de vomir.
Alors que la pluie se fait de plus en plus forte, je me maudis de ne pas avoir pris de quoi me couvrir. Je regrette d'être parti ainsi. J'aurais aimé rester pour voir mes parents changer d'avis, voir si je suis capable de leur tenir tête et de leur dire tout ce que j'ai sur le cœur, mais surtout pour réaliser un de mes plus grands rêves : frapper Claude en pleine figure. La scène tourne en boucle dans mon esprit et l'angoisse ne fait qu'empirer. Elle finit quand même par se calmer petit à petit au bout d'une quarantaine de minutes, apaisée par la bière.
La nuit est tombée et je sens que la bière m'est légèrement montée à la tête. En allumant mon téléphone que j'ai éteint en sortant de la maison pour ne pas être dérangé, je constate que j'ai reçu plusieurs messages de Gabriel me demandant si tout va bien. Cette attention me fait sourire. En frissonnant de froid, je m'imagine me réchauffer dans les bras de Gabriel, contre son torse chaud que j'ai pu brièvement caresser lorsque nous nous sommes embrassés. En touchant mes lèvres engourdies par l'alcool, je m'interroge sur ce qu'un baiser de Gabriel me ferait sentir, là, en cet instant même. L'alcool nourrit des pensées fiévreuses et je me sens soudainement de plus en plus léger. Je finis par ressortir mon téléphone, ne pensant plus qu'aux bras de Gabriel, et appelle mon ami. Ce dernier décroche à la dernière sonnerie et paraît surpris.
– Tu peux venir me chercher s'il-te-plaît ? Il pleut et j'ai froid, j'ai besoin de te voir, je lui dis en gloussant, sans même le saluer.
Entendre Gabriel me répondre d'une voix troublée me fait glousser encore plus. Il me demande de lui donner ma localisation et saute dans un bus, tout en restant au téléphone avec moi, ce qui n'est pas pour me déplaire.
– Faut pas m'en vouloir, je continue. D'habitude je ne suis pas bourré. Crois pas que je bois n'importe comment ! Mais mes parents ont cet effet et... Oh mais Claude ! Lui... lui c'est un vrai méchant. C'est le pire méchant de l'histoire, il fait du mal aux gens. Et moi quand on me fait du mal, ça me déchire.
Je me lance alors dans un monologue comparant ma relation à l'alcool à celle avec mes parents, ce qui, dans mon cerveau brouillé semble faire sens. À chaque fois que je mentionne Claude, la nausée refait surface, si bien que je finis par manquer de vomir dans le buisson, alors que la boule d'angoisse est de retour. Gabriel arrive pile à ce moment-là, me détournant de mes pensées et m'empêchant de vider le contenu de mon estomac. Lorsque je le vois, je sens mon corps se mettre à trembler, et des larmes coulent à nouveau le long de mes joues, malgré moi. Mon ami me prend alors dans ses bras, me serrant contre lui. Sa réponse à ma détresse, alors qu'il n'en connaît nullement l'origine, me réchauffe le cœur. Il m'amène tant bien que mal jusqu'à l'arrêt de bus.
– Tu peux venir chez moi. Je te préparerai un grand chocolat chaud et tu me raconteras ce qui t'a mis dans cet état, dit Gabriel en m'aidant à monter dans le bus.
Une fois assis, je colle mon front contre la vitre en fermant les yeux et ne parle pas de tout le trajet. J'essaye d'écouter ma respiration pour faire baisser l'anxiété, mais la boule d'angoisse fait des allers-retours entre ma gorge et ma poitrine. En arrivant chez Gabriel, je retire machinalement mes vêtements mouillés, enfile ceux que me tend mon ami, et m'effondre sur le canapé. Je m'enroule dans un plaid et fixe un point sur le mur. J'ai l'impression d'en faire des caisses pour une situation qui n'est sûrement pas si grave. Quand Gabriel se joint à moi avec deux tasses fumantes de chocolat chaud, je me résous enfin à lui raconter la tournure qu'a pris ma soirée. Je lui parle aussi de ma relation à mes parents, du fait que j'ai grandi avec une voix dans un coin de ma tête me disant que je ne mérite pas d'être aimé et que mes parents se sont toujours fait un plaisir de l'alimenter en me rabaissant constamment. Je lui raconte comment construire une nouvelle vie avait été important pour moi, que, malgré le harcèlement, je sens que ce que je vis en étant chez ma tante est le quotidien le plus sain que j'ai pu connaître. Je finis par présenter Claude et tous ses travers, insistant sur le dégoût qu'il provoque en moi, sur les frissons désagréables qui me parcourent quand je pense à lui, sur la manière dont mon corps et mon psychisme le rejettent complètement chaque fois qu'il est présent.
– Désolé, j'ai l'impression de faire beaucoup de drama pour pas grand-chose, je ne sais pas pourquoi je me sens aussi mal. Je devrais ressentir de la colère, pas autant d'angoisse, dit-je pour clôturer son discours.
Gabriel pose sa main sur mon bras.
– Ne t'excuse pas, commence-t-il. J'ai l'impression que tu as porté beaucoup de choses toute ta vie et que, malgré toutes les critiques et les remarques humiliantes et blessantes, tu as réussi à construire cette superbe personne indépendante et courageuse que tu es maintenant. Et pour Claude, je ne sais pas, il m'a l'air d'être vraiment un type ignoble. Peut-être que l'entendre raconter toutes ces choses sexuelles et dégradantes pendant ton enfance t'a particulièrement marqué, d'où le dégoût ultra prononcé ?
Je me sens soudainement mal à l'aise. Je suis touché et réconforté par la réponse de Gabriel, mais je m'en veux d'avoir craqué. Après une énième excuse, mon ami me jette un regard noir.
– Tu n'as pas à t'excuser, répète-t-il. Et ne t'en fais pas, tu trouveras une solution. Comme tu l'as dit, tu es majeur, tes parents ne peuvent pas te forcer à vivre avec Claude.
Je souris faiblement. Gabriel n'a pas enlevé sa main de mon bras, alors je pose délicatement mes doigts sur les siens. Je fixe le sol, attendant qu’il retire sa main, mais il n'en fait rien.
– Est-ce que... est-ce qu'un câlin te ferait du bien ? J'ai l'impression que tu n'en reçois pas beaucoup.
Hésitant, je finis par hocher la tête et mon ami m'accueille dans son étreinte. Je trouve alors les bras et le torse chauds dont j'ai rêvé une heure plus tôt et ferme les yeux pour mieux en profiter. Au bout de quelques minutes, je me dégage légèrement de l'étreinte.
– Désolé, je me suis complètement incrusté chez toi, je m'excuse. T'avais sûrement d'autres plans pour ta soirée, je vais essayer de rentrer chez moi, mes parents et Claude sont sûrement déjà partis.
Gabriel prend mes mains dans les siennes.
– Ne repars pas, je ne veux pas que tu risques de te retrouver avec eux à nouveau. Je pense que ça t'a déjà fait assez de mal comme ça. Mes parents sont partis hier en vacances, j'aimerais que tu restes... si ça te va bien sûr !
Je hoche la tête, rougissant légèrement. Que m'arrive-t-il ? Je ne suis pas du genre à être timide. Soudain, l'idée de passer la nuit chez Gabriel me paraît étrange. Je ne suis pas revenu chez lui depuis le baiser et cette soudaine intimité alors que je découvre encore peu à peu certains sentiments me semble tout à coup très intimidante. Gabriel s'éclipse à nouveau dans la cuisine quelques minutes avant de revenir avec deux nouveaux chocolats chauds fumants et de quoi grignoter.
– Je te propose qu'on regarde la télé et qu'on monte se coucher dès que l'un ou l'autre pique du nez, suggère Gabriel.
J'acquiesce et nous choisissons de regarder une émission de chasseurs de fantômes. Au bout de quelques minutes de visionnage, mon ami se rapproche de moi et pose sa tête sur mon épaule. Je me fige, ne sachant pas comment interpréter cette soudaine proximité.
– Euh tu... tu veux aller dormir ? je demande, hésitant.
– Non, je suis bien comme ça.
J'essaye de me reconcentrer sur l'émission, mais je ne sens plus que ma peau chauffer à l'endroit où la tête de Gabriel est posée. Je brûle d'envie de poser ma main sur la cuisse de mon ami afin de voir comment ce dernier réagirait, mais je préfère m'abstenir, de peur de ruiner le moment.
L'émission s'avère plus intéressante que je ne l'aurais envisagé et je suis presque déçu lorsque, vers deux heures du matin, Gabriel propose d'aller dormir. Alors que je me dirige automatiquement vers la chambre d'ami, il me retient par le bras.
– Tu ne veux pas dormir dans ma chambre ? On peut ajouter un matelas par terre, ça nous permettra de discuter un peu.
Avant que je ne puisse répondre, il commence à déplacer le matelas de la chambre d'ami pour l'amener dans sa chambre. Je m'empresse de l'aider et nous nous effondrons dessus en riant lorsque nous arrivons enfin à lui faire passer la porte. Lorsque Gabriel vient se coucher après avoir éteint la lumière, je sens une drôle d'énergie s'installer dans le silence.
– Mes parents n'ont pas été présents dans ma vie, dit Gabriel après quelques minutes silencieuses. Je ne compare pas ton expérience à la mienne, mais je pense que je te comprends quand tu dis que tu n'as jamais ressenti leur amour. Je sais qu’ils m'aiment, mais ils sont tellement absents que j'en viens à penser que je suis plus un fardeau qu'autre chose, pour eux. Encore hier ils sont partis en vacances, et l'idée même que je les accompagne ne leur a pas traversé l'esprit.
Je suis surpris de cette confidence. Je me doute que Gabriel souffre des absences répétées de ses parents, mais j'ignorais qu'il le ressentait de cette façon.
– Je suis désolé que tu le vives comme ça, tu mérites que les gens te montrent qu'ils t'aiment, lui dis-je en fixant le plafond.
Un long silence suit ce bref échange, si bien que je pense Gabriel endormi.
– Tu sais...je..., bégaye Gabriel, rompant le silence.
J'attends patiemment la suite de la phrase, pensant que mon ami parle dans son sommeil. Dans le noir, je le vois se tourner vers moi.
– Je me souviens de ce que j'ai fait, le soir du karaoké, reprend Gabriel.
Oh. Je me fige, ne sachant pas comment réagir.
– Je me souviens que je t'ai embrassé. Et je...je me souviens que j'ai aimé ça.6Please respect copyright.PENANArrfV540kx1