Je souris tristement en voyant Noée bailler pour au moins la dixième fois depuis l'heure précédente. Ses yeux sont rouges et larmoyants, et je vois bien qu'elle lutte contre le sommeil pour me tenir compagnie.
— Dors, Noée, lui dis-je. Je ne vais sûrement pas tarder à m'endormir et Gabriel m'a l'air moins fatigué que toi.
Ce dernier apparaît justement dans le cadre de la porte, un saladier de pop corn à la main.
— Oui Noée, ne t'en fais pas, ajoute-t-il. J'ai encore de l'énergie en réserve.
Noée soupire, mais je vois dans ses yeux qu'elle est soulagée de pouvoir aller dormir. Il lui ne lui suffit d'ailleurs que de quelques minutes pour partir au pays des songes. Gabriel et moi nous regardons en souriant. J'essaye de me reconcentrer sur le film, mais tous mes sens sont attirés par la présence de mon ami, à quelques centimètres de moi.
— Je suis désolé pour la manière dont je t'ai traité Gab, je commence, en fixant mes mains. J'ai flippé pour quelque chose qui ne te concerne même pas et je t'ai jeté comme une merde. Et même avec ça t'es là pour moi et tu regardes un film pourri alors que t'aurais pu être chez toi, profiter de tes parents qui sont là, pour une fois, et dormir quand ça te chante.
Je m'en veux terriblement d'avoir embarqué Noée et Gabriel dans mes problèmes. Je suis trop jeune pour avoir à gérer ça, eux encore plus. Je sens mon ami bouger à côté de moi mais n'ose pas le regarder.
— Je peux te prendre la main ? me demande-t-il en chuchotant.
J'acquiesce timidement et le laisse entrelacer ses doigts aux miens et caresser ma paume avec son pouce.
— Maintenant que je comprends ce que tu vis depuis des mois, je ne t'en veux plus, reprend-il. Et ce serait nul de ma part de te dire que tu aurais dû agir autrement, parce que je ne peux même pas imaginer ce que j'aurais fait à ta place et comment j'aurais réussi à tenir. Alors, oui, ça m'a fait mal au cœur, mais je suis là maintenant, avec toi, et je ne compte pas te lâcher, sauf si tu décides que tu ne veux plus de moi.
Je laisse échapper un rire nerveux, ému par ce que Gabriel vient de me dire.
— Bien sûr que je veux de toi Gabriel, cette envie ne m'a jamais lâché.
Sur ces mots, je me rapproche de lui et pose ma tête sur son épaule, le laissant m'enlacer de ses bras rassurants.
La lumière du jour me réveille doucement. Je mets quelques secondes à reconnaître où je suis et me remémore les événements de la veille. Je réalise que ma tête repose sur les genoux de Gabriel. Ce dernier est à moitié adossé au mur, dans une position qui paraît tout sauf confortable. Je me redresse péniblement, tâchant de ne pas réveiller mon ami. En regardant autour de moi, je remarque que Noée n'est plus dans son lit. Je me relève pour aller la rejoindre et sursaute en sentant une main me toucher la jambe.
— Eh, c'est moi, dit Gabriel, la voix encore enrouée. Désolé, j'aurais dû te prévenir avant de te toucher.
Je secoue la tête et m'assieds près de lui, tentant de calmer mon rythme cardiaque qui s'est soudainement emballé. Je vois Gabriel grimacer en s'étirant le cou.
— T'aurais dû me réveiller pour pouvoir dormir dans une position plus confortable.
— Oh ne t'en fais pas, puis t'avais l'air si paisible, je ne voulais pas te gâcher ça.
Il se lève pour aller aux toilettes et j'en profite pour partir à la recherche de Noée. Je trouve cette dernière dans le salon, en pyjama, avec dans les mains une tasse de café. En me voyant arriver, elle se lève et anticipe ma demande en me servant ce qui reste dans la cafetière.
— T'as pu te reposer un peu ? me demande-t-elle.
— Oui, j'ai réussi à dormir sans faire de cauchemar. Et toi ?
— J'ai dormi comme un bébé !
Je souris et m'installe avec elle dans le canapé.
— T'as pu parler un peu avec Gab ? Je vous ai vu dormir tous les deux ce matin, je ne voulais pas vous réveiller.
Je souris timidement.
— Oui, je me suis excusé pour la manière dont je l'ai traité. Je crois que j'aime vraiment l'avoir à mes côtés.
— Sans blague ! s'écrie mon amie. Il était temps que tu t'en rendes compte !
— Se rendre compte de quoi ? dit Gabriel qui fait son apparition dans le salon.
Je rougis et m'abstiens de toute réponse.
— Que t'es franchement irrésistible ! dit Noée en ignorant les éclairs dans mes yeux.
Gabriel s'esclaffe et s'installe près de moi. Nous échangeons un regard complice quand j'écarte ma jambe pour coller mon genou contre le sien.
Il est seize heures quand nous nous décidons à sortir nous promener en ville. La plupart des magasins sont fermés mais nous trouvons un café où nous abriter du froid. L'ambiance est agréable et réconfortante. Les murs sont chargés d'étagères remplies de livres et nous choisissons de nous installer dans de gros fauteuils confortables. Je sirote mon chocolat à la guimauve en essayant de me concentrer sur l'instant présent, mais mon esprit se déconnecte et j'ai de plus en plus de mal à suivre la conversation. Je suis envahi d'une drôle de sensation, ni agréable, ni désagréable, comme si mon esprit sortait de mon corps et que je me déconnectais de tout. Les mots de mes amis se perdent dans le brouhaha ambiant et ma vision se trouble légèrement. En regardant mes pieds, j'ai l'impression qu'ils ne m'appartiennent pas. Mon regard se fixe alors sur la main de Gabriel. Elle est posée sur sa cuisse, son pouce dessinant de petits cercles réguliers. Il la lève un moment pour prendre sa tasse et la porter à sa bouche. Sa manche longue glisse légèrement, découvrant son poignet. Je remarque alors un bracelet fin et usé en fils rouge et noir. Je suis étonné de ne pas l'avoir remarqué plus tôt. En continuant de me focaliser sur sa main qui bouge désormais pour accompagner ses paroles, je remarque que le brouhaha ambiant n'est plus si brumeux et j'arrive à nouveau à distinguer la voix de Noée.
— Ça va Matéo ?
La voix de Gabriel finit de me sortir de ma transe.
— Au top, je lui réponds.
Je sors mon paquet de cigarettes de mon sac et fait signe à mes amis que je sors fumer. Une fois dehors, je laisse la fine pluie glacée me réveiller. Alors que j'allume ma cigarette, Gabriel me rejoint.
— Ça ne te dérange pas que je t'accompagne ? Ou tu préfères être seul ?
— Ça ne me dérange pas, t'inquiète. T'en veux une ? dis-je en lui tendant une cigarette.
Il acquiesce et me laisse allumer la cigarette pour lui.
— T'as à peine touché à ton chocolat, observe Gabriel.
— Ouais j'ai tapé une drôle de phase, je lui réponds. Comme si je n'étais plus vraiment là, avec vous, comme si j'avais du mal à rester dans le présent. Mais je ne repars pas dans le passé non plus, non. J'ai juste l'impression de m'absenter de tout, d'un seul coup.
Gabriel reste silencieux quelques instants, comme s'il réfléchissait à quoi répondre.
— Je suppose que ton cerveau te dit « stop », il ne peut sûrement pas tout gérer tout le temps, et en ce moment il a un paquet de choses à gérer.
Je hausse les épaules. Il a sûrement raison.
— Depuis quand tu fumes, toi ? je lui demande, désireux de changer de sujet.
— Les choses sont allées vachement vite entre nous, non ? me répond-il, évasif et esquissant un sourire. Enfin, je ne m'en plains pas hein, j'ai bien aimé où ça a mené, mais on n'a pas vraiment eu l'occasion d'apprendre à se connaître plus...profondément si ?
Je souris face à son choix de mot.
— Oui, je suppose que t'as raison. J'aimerais bien qu'on essaye ça, de se connaître...plus profondément, dis-je en insistant volontairement sur le dernier mot.
Gabriel émet un gloussement léger que je trouve adorable. Je dépose mon mégot dans un cendrier et attends qu'il finisse sa cigarette.
— Tu penses que je devrais aller voir la police ? je demande.
Il semble réfléchir un instant.
— Je pense que Claude doit être puni pour ce qu'il a fait et seule la police aura la capacité de t'aider à obtenir justice. Mais c'est bien connu que les procès sont pour les criminels, pas pour les victimes, donc si tu portes plainte, il faudra t'attendre à être remis en question un nombre incalculable de fois, à devoir donner des détails dont tu ne te souviens peut-être pas, à devoir justifier chaque petite différence d'un récit à l'autre, ... Ça risque d'être très coûteux pour toi, et il faut que tu sois prêt à la confrontation. Alors, oui, je pense que tu devrais porter plainte parce qu'il faut que Claude soit condamné. Mais je comprendrais aussi que tu ne le fasses pas, parce que ce serait t'engager dans un long et douloureux processus.
Je reste silencieux, ne sachant quoi répondre.
— Ce n'était peut-être pas la réponse à laquelle tu t'attendais, désolé, ajoute Gabriel. Je ne voulais pas te faire peur, mais je pense que c'est bien que tu saches ce que ça implique avant de te lancer dans quoique ce soit.
— Oui, t'as raison. Merci pour ton honnêteté, je vais bien réfléchir à tout ça. J'ai l'impression d'être tellement perdu entre les souvenirs intrusifs et les prises de décision concernant Claude, mes parents, ma tante, mon avenir, où je vais vivre, la police et ce putain de bac ! Je vais finir par devenir fou, Gab, je te jure...
Gabriel me prend la main et m'attire dans ses bras pour une étreinte chaleureuse.
— T'es pas tout seul Matéo, je sais que tu ne le ressens pas comme ça, mais je te promets qu'on est là, que je suis là, avec toi, et je ne te lâcherai pas, sauf si tu me le demandes.
Je prends une grande inspiration, humant le parfum réconfortant de mon ami.
— Merci, je chuchote.
Nous restons enlacés ainsi quelques minutes avant de retourner dans le café pour rejoindre Noée. En me rasseyant, je bois une gorgée de mon chocolat qui est froid, maintenant. Gabriel pose sa main sur ma cuisse et ne la retire pas de l'après-midi.6Please respect copyright.PENANAy3i8XoPib1