Lorsque je me réveille le lendemain, il fait encore nuit dehors. Je retire délicatement le bras de Gabriel qui s'est posé sur mon torse pendant qu'on dormait. En me relevant, j'essaye de ne pas réveiller Noée qui sommeille à ma gauche. Une fois dans la salle de bain, je m'asperge le visage d'eau froide, tentant de chasser les images de mes songes restées greffées à mes cornées. Après deux nuits de répit, les cauchemars sont revenus, bien plus réalistes et crus. Cette fois-ci ça ne fait plus aucun doute : ces images ne sont pas le fruit de mon imagination, mais bien d'horribles souvenirs qui déchirent la barrière protectrice érigée par mon esprit il y a dix ans. D'après ce qui me revient en mémoire, j'ai subi les perversions de Claude durant trois ans, parfois une fois par mois, parfois plus, parfois moins. Je me souviens des périodes de pause où j'étais soulagé de ne pas le voir pendant plusieurs semaines, alors qu'il partait en vacances. Mais le répit était toujours de courte durée. Je me revois essayer d'alerter mes parents, avec mes mots, n'osant pas décrire concrètement ce que je vivais, de peur de me faire réprimander pour tant de vulgarité.
« Claude me fait trop de câlins, je n'aime pas ça. »
« J'en ai marre d'aller chez Claude, il veut tout le temps que je l'accompagne dans la salle de bain. »
Mais mes parents me répondaient toujours que j'amplifiais tout et que j'avais de la chance que Claude m'apporte tant d'attention et me fasse tant de cadeaux. Je pense qu'ils refusaient de voir la vérité en face car cela les arrangeait bien d'avoir quelqu'un de disponible à tout moment pour se débarrasser de moi. Et puis qu'auraient pensé les gens si ça s'était ébruité ? En me poussant à être discret, réservé et sans problème, ils m'ont tous forcé à oublier l'impensable. Aujourd'hui je n'ai aucune idée de ce que je veux faire de ce drame et je suis terrifié à l'idée de confronter Claude, mes parents et même Lucía. Parce que si cette dernière n'était pas au courant, elle m'a accompagné plus d'une fois chez Claude, et je ne veux pas qu'elle soit coupable de quoi que ce soit, parce qu'elle m'a offert plus que ce que mes parents ne pourront jamais m'accorder.
En me déshabillant dans la salle de bain, j'arrête mon regard un instant sur les coupures qui ornent ma cuisse. Elles ne sont plus que de fins traits rosés, mais je sais que j'en garderai la trace à jamais. Je passe le doigt dessus, comme si ça pouvait les effacer, et me glisse sous la douche. Alors que je me savonne, je sens que le contact de mes mains sur mon corps est étrange. J'ai l'impression d'être recouvert d'hématomes qui transforment chaque passage de mes doigts en un effleurement douloureux. Déstabilisé, j'essaye de me dépêcher. Une fois sec, j'enfile un caleçon propre, mon bas de jogging et sors de la pièce en frottant mes cheveux avec une serviette. Aveuglé par mes boucles qui tombent devant mes yeux, je ne vois pas Gabriel qui sort de la chambre et le percute de plein fouet.
— Désolé, je ne... t'avais pas vu, bredouille-t-il, encore à moitié endormi.
Je vois ses yeux se poser un instant sur mon torse, puis descendre vers mon ventre, et s'arrêter sur mon pantalon de survêtement qui tombe sur mes hanches. Il redresse rapidement son regard, remontant jusqu'à mon visage, et ses joues rougissent légèrement. Je souris, amusé.
— Je t'ai réveillé ? je lui demande.
— Euh non, du tout, je...hum...j'ai vu que tu n'étais plus là, je te cherchais.
Je lui fais signe de me suivre jusqu'au salon pour éviter de réveiller Noée et nous nous installons dans le canapé.
— J'ai refait un cauchemar, je réponds. Le répit n'aura été que de courte durée.
— Tu veux m'en parler ?
— Pas vraiment, dis-je en secouant la tête. C'est toujours le même de toute façon.
Il ne creuse pas plus et je l'en remercie du regard. Je l'observe se pencher en avant pour ramasser la télécommande et allumer la télévision avant de revenir au fond du canapé, ramenant ses genoux contre son torse.
Sara nous rejoint en milieu d'après-midi et Noée s'empresse de la mettre à jour sur la situation pendant que Gabriel et moi nous occupons de préparer une pâte à crêpe. En nous rejoignant dans la cuisine, mon amie m'attire doucement à part.
— Faut que tu portes plainte Matéo, dit-elle. Je sais que ça fait peur, mais imagine s'il a fait ça à d'autres enfants, si ça se trouve il ne s'est pas limité à toi, peut-être qu'il agit aujourd'hui encore. Si tu veux je viendrai avec toi au commissariat, mais dis-moi que tu vas porter plainte, s'il te plaît.
— Je... je dois encore réfléchir, je bredouille. Je ne sais pas si je suis prêt, mais je suppose que c'est la chose à faire, oui.
— Je t'y accompagnerai à la rentrée, après les cours.
Je hoche la tête, résigné. Je ne me sens pas prêt à me lancer dans ces démarches, mais le serai-je un jour ? Je décide de faire confiance à Sara, mais la conversation avec Gabriel à ce sujet me trotte dans la tête.
Nous passons l'après-midi à nous entraider pour les devoirs à rendre. Noée et Sara s'interrogent à tour de rôle, révisant le baccalauréat blanc, tandis que je me prends la tête sur mon dossier d'anglais. Les professeurs n'ont pas été cléments sur la quantité de travail et, pour une fois, je leur en suis reconnaissant. Cela me fait du bien de me concentrer sur des problèmes plus classiques, qui me semblent soudainement bien plus simples comparés à ceux que je me traîne ces derniers temps. En début de soirée, je me décide à rallumer mon téléphone que j'avais mis de côté. Je ne me sentais pas capable de gérer des conversations avec ma famille, encore moins avec Claude. Je réponds rapidement aux messages de Lucía me demandant comment s'est passée mon installation et lui indique que je reste chez des amis, sans en donner les raisons. Alors que je m'apprête à reposer mon portable, je le sens vibrer dans ma main. Le message reçu s'affiche à l'écran :
« Je rentre après le nouvel an, on pourra se faire une soirée jeux comme avant ! »
Mon sang se glace et ma nuque se raidit. Je reste figé, le téléphone dans ma main droite et fixe l'écran qui devient de plus en plus flou. Des tâches dansent dans ma vision et je me sens partir, jusqu'à ce qu'une main fraîche se pose sur mon avant-bras, me ramenant dans l'instant présent.
— Tout va bien ? murmure Gabriel, le regard inquiet.
En guise de réponse, je lui tends le téléphone. Je vois sa mâchoire se contracter lorsqu'il lit le message de Claude. Il verrouille le téléphone et le pose sur le meuble le plus proche avant de revenir vers moi.
— Il est hors de question que tu remettes les pieds dans cette maison.
Sa voix est ferme et froide, mais ses yeux sont emplis de douceur et d'inquiétude.
— Je n'ai pas vraiment le choix, Gab, je réponds dans un soupir. Je vis littéralement chez lui maintenant. Je suis majeur, j'échappe aux mesures de protection des mineurs, à part en trouvant un travail et un appartement tout de suite, je ne vois pas comment me sortir de tout ça. Et j'ai envie d'y retourner avant qu'il ne rentre, je ne peux pas me permettre de m'effondrer devant lui, il faut que j'arrive à supporter d'être là-bas, en sa présence.
Ma gorge se serre au fur et à mesure que je réalise ce que je viens de verbaliser. Je n'avais pas pleinement pris conscience de cette situation jusqu'à cet instant. L'étau de l'angoisse et de la peur se referme sur ma poitrine. Gabriel place sa main contre ma joue, plantant ses yeux gris dans les miens.
— On va trouver une solution, dit-il d'une voix affirmée. Je vais t'accompagner là-bas, si tu tiens à y retourner, mais ce sera juste le temps de prendre tes affaires, et on va te mettre à l'abri. On aura tous notre bac, tu feras des études qui te plairont et tu auras un appartement étudiant ridiculement petit dans lequel on regardera tous les films que tu veux me montrer et que je ferai semblant de comprendre pour te faire plaisir, ok ?
Je hoche la tête, trop ému pour répondre quoi que ce soit. Les filles nous rejoignent, une assiette dans laquelle trône une magnifique pile de crêpes dorées et fumantes.
— À table ! disent-elles en cœur.
Je souris en m'installant sur le canapé, à côté de Noée qui étale déjà de la pâte à tartiner sur sa première crêpe. Alors que tout semble s'écrouler autour de moi, je ne peux m'empêcher de me sentir incroyablement chanceux d'avoir ces magnifiques personnes auprès de moi.6Please respect copyright.PENANA9CVpTKLJe7