Quand je me réveille le lendemain, je suis premièrement surpris de me trouver sur un canapé qui ne ressemble pas au mien. Attiré par un bruit de casserole, je me tourne vers ce qui semble être la cuisine. Gabriel apparaît dans mon champ de vision. Je le regarde remplir deux tasses et sortir une brioche du placard. Petit à petit, les événements de la veille me reviennent en mémoire. Je me revois m'effondrer chez Claude, me battre contre les souvenirs qui affluent, contre cette vision de moi, enfant, frottant ma peau sous la douche jusqu'à l'écorcher. Mais une image persiste, figée dans mon esprit. Je me vois face au corps nu de Claude, mes petites mains coincées dans la poigne forte de l'homme qui me surplombe. Soudainement, je ne suis plus sur le canapé, mais de retour au bord du lavabo. Je sens la vapeur se coller à ma peau, mélangée à la fumée émanant du cendrier près de moi. Quelque chose fait pression sur ma poitrine, m'empêchant de respirer correctement. Je ressens une main entourer mon cœur pour l'étouffer, lentement. Une palpitation sous mes côtes me ramène brièvement à la réalité. Ma vision est trouble, comme si un filtre brumeux s'ajoutait sur mes pupilles. Tout est flou et lointain. Tout, sauf cette sensation de tiraillement dans ma poitrine, comme si mon cœur essayait de briser ma cage thoracique. Une sensation d'étouffement et d'asphyxie accompagne les pulsations irrégulières. J'ai beau prendre de grandes inspirations, celles-ci semblent mourir avant d'atteindre mes poumons, me faisant tousser et haleter. Des larmes me brûlent les yeux, sans jamais se mettre à couler.
— Matéo ? m'apostrophe Gabriel en s'approchant de moi.
Je n'arrive pas à répondre. Je sens mon esprit à mille lieues de mon corps, éprouvant la peur qui m'envahit petit à petit, sans savoir à quelle partie de moi elle s'attaque. Elle est brutale, crue et foudroyante. Je parviens à me lever pour me diriger à l'extérieur de la maison. Une fois la porte franchie, je sens l'air froid pénétrer mes poumons, m'aidant à mieux respirer. Mes jambes se mettent à trembler, me contraignant à m'asseoir sur le sol frais. En reprenant ma respiration, je sens la poigne autour de mon cœur se resserrer, causant une nouvelle palpitation. Ma poitrine se soulève en un rythme irrégulier, j'entends l'air siffler dans mes bronches et entre mes dents. Les larmes dans mes yeux se mettent enfin à couler, petit à petit, brouillant ma vision. Chaque expiration se transforme en un sanglot de plus en plus asphyxiant. Lorsque Gabriel s'assied près de moi, je me laisse tomber dans les bras que mon ami me tend.
En fin de matinée, je me sens dédoublé, désincarné. Je ne suis plus sensible aux émotions qui me traversent, comme si mon esprit était devenu étanche et que plus rien ne l'atteignait. Lorsque les souvenirs me submergent, je me contente de serrer les points, sentant mes ongles s'enfoncer dans mes paumes, y laissant des marques en demi-lune. La douleur est la seule chose que je semble être capable de ressentir. Elle est libératrice, m'extirpe de mes tourments et m'évite d'être traversé par des émotions violentes et destructrices. Je flotte dans cette parenthèse qui me déconnecte de tout, réponds à demi-mot aux questions de Gabriel qui essaye de comprendre ce que je ressens pour m'aider.
— Tu penses que ça te ferait du bien de parler avec Noée ? demande Gabriel alors que nous regardons la télévision d'un œil distrait. Vous êtes plutôt proches, ce sera peut-être plus simple pour toi, non ?
Je me contente de hocher la tête. Je ne veux pas parler de ce qui m'est arrivé la veille, mettre des mots dessus m'effraie. Mais Noée a toujours été d'une bonne écoute et si je dois me confier à quelqu'un, alors je préfère que ce soit elle.
Elle m'attend à l'entrée d'un parc, emmitouflée dans son épaisse écharpe qui couvre la moitié de son visage. Je ne perçois d'elle que son regard perçant, mais en rencontrant l'expression inquiète qui habite ses yeux, je me sens en sécurité. J'ai préféré rejoindre mon amie dans ce parc que je connais bien, peu fréquenté en cette période de l'année, et permettant de marcher longuement. Noée m'accueille avec une étreinte chaleureuse, sans dire un mot. Gabriel n'a su trop quoi lui dire au téléphone, excepté la détresse dans laquelle il m'a trouvé. Mais en croisant mon regard, Noée semble reconnaître une blessure qu'elle connaît bien.
Nous nous mettons à marcher entre les arbres, sans dire un mot. Je brise le silence après une dizaine de minutes, chaque pas que je fais m’aidant à mettre de l'ordre dans mes pensées.
– Je ne sais pas vraiment comment te dire les choses, je commence. J'ai envie de tout te raconter, parce que ça me ronge, mais j'ai peur de ce qui m'arrivera quand j'aurai tout sorti.
– Commence peut-être par ce que tu ressens tout de suite ? propose Noée. Le reste viendra progressivement.
J'essaye d'appliquer le conseil de mon amie en décrivant mes ressentis physiques. Je commence par la douleur qui ne quitte plus ma poitrine, par mon souffle qui semble s'étouffer dans ma gorge sans sortir, par cette impression d'être mort et d'être psychiquement à mille lieues de mon corps. Puis, alors qu'une pluie fine se met à traverser le feuillage des arbres qui nous entourent, je parle de la salle de bain. C'est la deuxième fois que je verbalise ce qui me paraissait encore si indicible hier, et alors que les mots semblent me venir plus facilement, des détails encore flous quelques heures auparavant me reviennent. Comme cette fois, où mes parents étaient présents dans le salon, alors que j'étais enfermé dans la salle de bain, à attendre que Claude me rejoigne. J'étais censé être monté me coucher, mais j'avais reçu pour ordre d'attendre silencieusement. Ce soir-là, en ressortant de la chambre de Claude, encore tremblant, j'étais tombé sur ma mère dans le couloir. Cette dernière m'a dévisagé avant de me demander ce que je faisais encore debout si tard et de me renvoyer me coucher sans me laisser parler. Le lendemain, je suis allé la voir alors qu'elle lisait et lui ai glissé « c'est Claude qui m'a demandé de venir le voir hier, c'est pour ça que j'étais pas dans ma chambre maman ». Elle m'a alors lancé un regard impénétrable avant de répondre « ne dis pas de bêtises, qu'est-ce qu'il pourrait bien te vouloir à cette heure-ci ? Retourne jouer dans ta chambre ». Je me revois également à l'école, puni car je ne voulais pas entrer dans les vestiaires, de peur qu'on voit mon corps nu. Ces bribes de souvenirs me font enfin comprendre pourquoi ma mémoire concernant mon enfance est si floue. Tout ce temps j'ai subi et enduré un nombre incalculable de soirées de torture sans que personne ne s'inquiète pour moi ou ne prenne ma défense. Claude m'a volé non seulement mon corps, mais aussi une part entière de ma vie.
— Que veux-tu faire de tout ça Matéo ? me demande Noée.
Nous avons fini par nous asseoir sur un banc, sous les arbres. Noée m'a écouté sans broncher, me laissant la place pour verbaliser les éléments qui me venaient petit à petit.
— Je ne sais vraiment pas, je réponds. Je suppose qu'il faudrait que j'en parle à la police, mais quelles preuves je vais bien pouvoir leur donner ? Moi-même je n'ai pas suffisamment de souvenirs pour comprendre combien de temps tout ça a duré, je n'ai aucune idée de vers quoi j'ai envie que ça mène... Je veux voir Claude puni, mais je vis chez lui maintenant. Où est-ce que j'irai quand il apprendra que j'ai porté plainte et que je me souviens de tout ? Chez mes parents ? Et est-ce que mes parents étaient au courant de tout ce qu'il se passait quand ils m'envoyaient chez lui ? Est-ce que ma tante savait, elle aussi ?
Démuni, je me prends la tête dans les mains, essayant de contrôler l'angoisse qui monte. Noée soupire.
— T'es majeur maintenant, Matéo. Tu choisis où tu vas, et tu seras le bienvenu chez moi le temps de trouver une solution, je suis sûre que mes parents comprendront. Tu sais, je n'en parle jamais parce que c'est arrivé il y a longtemps, mais j'ai vécu la même chose avec mon grand-père, quand j'avais neuf ans. C'est arrivé une fois et j'ai eu la chance d'avoir des parents qui m'ont soutenue, mais je sais ce que c'est de se faire voler son innocence, d'avoir l'impression que notre corps ne nous appartient plus, de détester se voir nu et de se répéter en boucle que c'est nous, le problème.
— Je suis désolé, Noée. Personne ne devrait avoir à endurer ça, je réponds.
Noée a déjà évoqué une agression dans son enfance, et j'avais déjà plus ou moins compris par moi-même la nature de ce qu'elle avait vécu. Mais ça me fait du bien de savoir que je ne suis peut-être pas aussi seul que je le pense, que si ça arrive à d'autres, alors ce n'est peut-être pas de ma faute. Je pose ma tête sur son épaule en entrelaçant mes doigts aux siens. Nous restons ainsi un bon moment, le vent glacial emportant avec lui nos larmes silencieuses qui se mêlent à la pluie. Alors que la nuit commence à tomber, Noée me propose de venir chez elle pour quelques nuits.
— Tu n'es pas obligé de raconter toute l'histoire à mes parents, me rassure-t-elle. Je leur dirai juste que tu as des problèmes familiaux et que tu dois te tenir à l'écart pour le moment.
Je lui souris, la remerciant silencieusement d'un regard pour sa discrétion. J'appelle Gabriel pour l'informer des derniers plans et lui propose de se joindre à nous. Noée m'accompagne chez notre ami pour le récupérer, puis nous repartons tous les trois. Dans le bus, alors que tout le monde reste silencieux, j'observe les gouttes de pluie qui ruissellent à l'horizontale contre la vitre. Je me concentre de toutes mes forces pour tenter d'ignorer les pensées négatives en effervescence dans mon esprit. Je serre les poings sur mes genoux et ressens un léger apaisement lorsque mes ongles s'enfoncent dans mes paumes. Gabriel me tire alors de mes pensées en poussant mon genou avec le sien. Je me tourne vers lui et le vois articuler « ça va ? ». Je lui réponds d'un haussement d'épaules et il me tend un écouteur avant de sortir son téléphone pour mettre de la musique. Il lance sa dernière écoute et je souris en reconnaissant les premières notes de Maybe I, maybe you. Je ne l'ai pas écoutée depuis la soirée karaoké, au bar, mais visiblement ma prestation a marqué l'esprit de mon ami. Voyant que je souris, Gabriel rosit légèrement, gêné.
— J'ai vraiment beaucoup aimé t'écouter chanter, dit-il en baissant la tête pour dissimuler ses joues qui se teintent.
— C'était une soirée vraiment intéressante, dis-je en insistant sur le dernier mot chargé de significations. J'ai l'impression que c'était il y a une éternité, tellement de choses se sont passées depuis.
Je vois la main de Gabriel se crisper sur sa jambe et son visage se fermer, l'espace d'un instant, avant de retrouver son expression douce et avenante habituelle.
Lorsque nous arrivons chez Noée, je suis immédiatement frappé par l'atmosphère chaleureuse qui règne. Sa mère nous fait la bise à Gabriel et moi et, pendant que nous partons tous les deux poser nos affaires dans la chambre de notre amie, cette dernière explique brièvement à ses parents ce qui m'amène. Lorsqu'elle revient vers nous, elle m'informe que je suis le bienvenu aussi longtemps qu'il faudra. Je sens les muscles de mon dos se décontracter à cette nouvelle qui me libère d'un poids.
— Sara vient de m'écrire, elle rentre après-demain, complète Noée. Je vous propose qu'on se fasse une soirée films, c'est le mieux pour ne pas ruminer et comme ça on aura de quoi faire si tu n'arrives pas à dormir, Matéo.
Je me lève et serre Noée dans mes bras quelques secondes.
— Merci Noée, t'es la meilleure, dis-je en m'écartant légèrement.
Je me tourne ensuite vers Gabriel et lui tends le bras, l’invitant à rejoindre l’étreinte.
— Merci à toi aussi Gab, je ne sais pas ce que je ferais sans vous.
Gabriel sourit, gêné, et se lève à son tour pour nous prendre dans ses bras. Je les serre tous les deux contre moi, essayant tant bien que mal de retenir les quelques larmes d'émotion qui me piquent les yeux.6Please respect copyright.PENANAoRaLN4qHlw