Je vis dans un brouillard noir, luttant constamment contre les bras des images qui me tirent vers la salle de bain. Celle-ci est devenue de plus en plus détaillée au fil des cauchemars, si bien que je suis désormais capable de la dessiner et de me la représenter sous différents angles. Au lycée, j'évite tout le monde. Noée et Sara se sont peu à peu réconciliées avec Andrea et je ne supporte pas la vue de ce dernier. Quant à Gabriel, il est celui qui adopte des techniques d'évitement envers moi. Un jour, alors que je me suis levé au beau milieu d'un cours pour partir précipitamment, j'ai croisé son regard inquiet. C'est la seule attention qu'il m'a apportée. Et lorsque les cauchemars sont trop lourds, je sèche les cours et passe ma journée à fixer le plafond de ma chambre.
Je vis dans une transe qui m'enfonce chaque jour un peu plus dans un état léthargique où mon corps se consume de l'intérieur. La nuit, quand je me réveille de mes cauchemars, je sens un poids étouffant et douloureux dans ma poitrine. Le jour, je souffre de migraines terribles et de courbatures inexplicables. Je suis arrivé à la fin de ma prescription d'anxiolytiques, mais ils ne font de toute manière plus effet. Alors, parfois, lorsque je veux tout éteindre, je bois jusqu'à ce que l'alcool absorbe ma douleur. Ces soirs-là, même s’ils se font rares, je sens mon esprit s'inhiber, mes émotions s'engourdir. Mais la douleur reste, elle n'est juste plus localisable. Dans ces moments, je me saisis du rasoir que j'utilise pour ma barbe et le fais glisser contre ma cuisse. Je regarde alors le sang perler sur ma peau, sortant d'une fine entaille. C'est pour moi un moyen de matérialiser ma douleur, de me dire que je suis réel et que je n'hallucine pas. Ainsi, je garde les traces de ma souffrance et exorcise les émotions qui construisent mes démons.
J'ai aussi abandonné la musique, ne trouvant plus d'air capable de chasser la douleur et ne faisant plus que de me renvoyer ma détresse sans réponse. Ma tante n'est pas au courant de mes absences répétées en cours. Étant majeur, je peux m'excuser moi-même. Elle a également dû multiplier son nombre d'heures à l'hôpital pour préparer les finances de son déménagement, passant moins de temps à son domicile et me facilitant la tâche pour dissimuler les bouteilles d'alcool que j'accumule. Je ne cesse d'oublier le déménagement, comme si mon esprit essayait d'écarter une nouvelle source de souffrance.
Je me sens profondément et foncièrement seul et abandonné. Je reçois tous les deux jours des appels d'Andrea qui essaye visiblement de me récupérer et les ignore délibérément. Je ne fais plus confiance à Noée et Sara depuis qu'elles ont renoué avec leur ami d'enfance. Je ne leur en veux pas, mais crains qu'elles ne partagent mes problèmes à Andrea. Je me trouve donc seul face à mes souffrances qui, je le sens, sont en train de me faire perdre la tête.
Un vendredi soir, alors que je me noie dans un film d'animation, enroulé en boule dans une couverture sur le canapé, j'entends des coups frappés à la porte d'entrée. Je choisis de les ignorer. J'ai bu et ma tête tangue suffisamment fort pour que je préfère rester sur le cuir moelleux du canapé. De plus, j'ai peur qu'il s'agisse de Gabriel, bien qu'une part de moi espère le voir apparaître sur le pas de la porte. Les coups reprennent, plus forts cette fois.
— Ouvre-moi Matéo, je sais que t'es là ! fait une voix étouffée.
Je me résous à me lever. Il me faut quelques secondes pour m'acclimater à la position verticale. Lorsque j'ouvre la porte, je tombe nez à nez avec Andrea.
— Oh, c'est toi, dis-je.
J'hésite, ne fermant pas la porte, même si une voix dans ma tête me recommande de le faire. Mais alors que je m'apprête à obéir à cette voix, je note quelque chose d'étrange chez Andrea. Il a les joues particulièrement rosées et le regard vitreux. Mon visage s'habille alors d'un grand sourire.
— Haha toi aussi t'es bourré ! dis-je en riant.
Je m'écarte pour laisser passer Andrea, lui faisant signe d'entrer et le pousse jusqu'au canapé. Il paraît confus et surpris que je le laisse entrer. Je m'avachie dans le canapé et rampe vers la couverture pour la remettre sur mes jambes. Je n'ai pas la force de repousser mon ancien ami et chaque excuse est bonne pour que je ne me retrouve pas seul avec un rasoir à la main.
— Pourquoi t'as bu ? T'étais à une soirée ou quoi ? je demande.
— J'étais en effet à une fête, répond Andrea. Et toi pourquoi t'es bourré ?
— Parce que c'est plus simple. Moi on ne m'invite pas aux fêtes, tu dois avoir un super pouvoir pour qu'on t'invite alors que tu m'as embrassé, je réponds en faisant une moue boudeuse.
Je ne suis pas étonné qu'Andrea ne subisse pas le même traitement que j'ai enduré. Le jeune homme a un charme naturel qui fait de lui l'ami de tout le monde, et contre lequel personne n’ose se positionner.
— T'as pas l'air d'aller bien Matéo, reprend Andrea. T'as définitivement perdu du poids et... je ne sais pas... j'ai l'impression que quelque chose s'est éteint dans ton regard.
Je ris. Je ne veux pas de l'inquiétude d'Andrea.
— Je deviens fou, mais ça n'est pas ton problème. Y a que Gabriel qui a le droit de m'aider.
Andrea hausse les sourcils.
— Ah oui, le fameux Gabriel qui t'évite comme la peste, répond-il.
Je détourne le regard, vexé.
— Pourquoi t'es là déjà ? je demande.
— Je voulais te parler de quelque chose. Mais d'abord, j'aimerais qu'on monte. Je veux t'entendre chanter, si ça ne te dérange pas.
— Tu peux toujours rêver, dis-je en me levant.
Andrea m'adresse un regard suppliant. J'aurais juré y percevoir de la détresse.
— S'il-te-plait Matéo. Chante-moi quelque chose, comme avant.
D'humeur généreuse, je fais finalement signe à Andrea de me suivre. Après tout, jouer un peu de musique ne me fera peut-être pas de mal. Une fois ma guitare en main, j'hésite.
— Joue Still loving you, s'il-te-plaît, ça me manque de te l'entendre chanter.
L'année passée, Andrea et moi avions passé des heures à nous égosiller sur cette chanson devant nos amies, jouant les rôles de deux amoureux maudits.
— C'est qu'il est ironique celui-là, je commente.
Néanmoins, je commence à jouer les premiers accords, et ma voix ne tarde pas à se mêler pour composer un duo avec la guitare. Lorsque j'ai fini, je m'attarde sur le visage détendu d'Andrea. Ce dernier a fermé les yeux pour m'écouter et ne les a pas encore rouverts. Quelques mois plus tôt, je lui aurais dédié cette chanson. Ce soir, mes pensées se sont dirigées directement vers Gabriel, sans que je puisse m’en défaire
— C'est beau, chuchote Andrea. C'est toujours si beau quand tu chantes, je pense que c'est ce que je veux entendre jusqu'au bout.
— Au bout de quoi ? je l'interroge.
Andrea me répond avec un sourire triste.
— Tu avais raison, je ne t'ai pas dit la vérité sur mon départ, confie-t-il.
— Oh. La raison de ton absence... c'est quelque chose de grave ?
Andrea triture désormais le bas de son t-shirt. Il hésite un instant avant de répondre.
— Plus ou moins, je ne sais pas vraiment. Disons que j'ai eu peur que ça le soit. Je pensais pouvoir t'en parler ce soir, mais je ne suis pas encore prêt. Je préfère t'écouter.
Cette fois-ci, je respecte le silence d'Andrea. Je sens de la crainte dans son intonation et ne veux pas le forcer à s'ouvrir. J’aurais aimé qu’on fasse de même pour moi, alors je ne le relance pas.
Il quitte la maison une heure plus tard, me laissant à nouveau seul. Je m'assieds sur mon lit, repassant les événements de la soirée dans ma tête. J'ai retrouvé, l'espace d'un instant, la complicité que j'avais tant chérie avec Andrea. Mais, malgré ce rapprochement, je conserve toujours l'amertume de ce que mon ancien ami m'a fait subir et ne me sens pas prêt à le lui pardonner. De peur de re-sombrer dans mes cauchemars habituels, je me saisis de mon ordinateur et lance un film d'horreur au hasard qui paraît suffisamment terrifiant pour me maintenir éveillé.
Durant le week-end, je reçois quelques messages de la part d'Andrea, que je choisis d'ignorer. Je m'en veux d'avoir craqué en l'invitant et regrette d'avoir donné l'illusion que je pourrais lui pardonner ses actes. Le dimanche, dans l'après-midi, je manque plusieurs appels de Noée. Au sixième appel, je me décide enfin à décrocher.
— Ah enfin ! s'écrie Noée. Je ne rêve pas, c'est bien toi Matéo ?
— Oui, Noée, c'est bien moi, dis-je d'un ton las.
— Tu ne sais pas à quel point j'étais inquiète ! On ne te voit presque plus au lycée et quand t'es là tu nous ignores ! Que s'est-il passé avec Gabriel ? Il n'a rien voulu nous raconter. Et Andrea ? Il nous a dit qu'il avait réussi à te parler un peu et qu'il s'inquiétait pour toi.
Je soupire contre le téléphone.
— Du calme, tout va bien, je mens. Je suis désolé de vous avoir évitées, Sara et toi. Je suppose que j'ai du mal avec le fait que vous ayez tout pardonné à Andrea aussi rapidement. Je ne vous en veux pas, mais je ne peux pas faire comme vous, et le voir comme ça, ça me coûte.
— Et Gabriel alors ?
— Je ne pouvais pas remplir ses attentes, c'est mieux comme ça.
— Tu sais, reprend Noée, Gab est seul la plupart du temps. Il ne mange pas avec nous, je crois qu'il n'apprécie pas particulièrement Andrea. Je pense que tu étais son seul ami...
Je sens ma gorge se serrer. Je m'en veux terriblement. Je me répète « il est mieux sans toi », essayant d'ignorer le lourd sentiment de culpabilité qui m'habite.
— Je ne peux pas le rendre heureux en ce moment. C'est mieux comme ça, dis-je en ignorant les larmes qui me montent aux yeux.
— Est-ce qu'on pourrait se voir ce soir ? demande Noée. Sara organise une petite soirée, il y aura des gens de notre classe. Elle a invité Gabriel, mais je doute qu'il vienne. Et Andrea aussi, mais s'il nous empêche de passer un bon moment, on le repoussera.
— Je ne sais pas Noée... je commence.
— S'il-te-plait, Matéo. Si tu ne viens pas, je viendrai moi-même te chercher, insiste-t-elle.
Je serre les dents et me tais un instant. Je finis par accepter, voyant que je n'ai pas le choix.
— Merci, dit Noée avant de raccrocher.
Je n'ai plus qu'à essayer de me débarrasser de mon teint cadavérique.
J'appréhende la soirée qui m'attend. Je ne sais pas quoi dire à Noée et Sara, craignant qu'elles ne me tombent dessus pour me demander des explications. Je suis réticent à l'idée de croiser Andrea, mais, plus que tout, j'ai peur que Gabriel soit présent.
En me préparant devant le miroir, les compliments de mon ami sur mes yeux me reviennent en mémoire. J'abandonne l'idée de me maquiller et me contente d'humidifier mes cheveux pour les coiffer un minimum. À vingt et une heures, je quitte la maison, la boule au ventre.
En m'approchant de la maison de Sara, j'entends de la musique résonner. Je reconnais We are the Champions et souris. Peut-être que cette soirée pourra finalement me faire du bien si j'ignore les potentielles sources de drames.
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